Dans le sillage direct des questions posées par Uncharted IV, Last of Us II explore la frontière, de plus en ténue, séparant le jeu vidéo du septième art. Chronique désespérée d'un monde désespérant, la dernière création de Neil Druckmann s'affranchit des pesanteurs d'un loisir balisé par la simple grâce d'une plume magnifiquement inspirée. La patte du studio Naughty Dog semble bel et bien arrivée à maturité.
Il fallait sans doute y voir les premières lueurs d'un art arrivé à son apogée. En 2016, lorsque le mot fin s'écrit dans le sable d'un décor paradisiaque hanté par les spectres de héros parvenus au bout de leur épopée, Uncharted IV vient d'opérer une jonction inédite entre le cinéma et l'art de l'interactivité. Du premier, le second rêvait de s'emparer de la capacité à émouvoir et à faire pleurer. La mission est accomplie à cet instant précis, lorsque le joueur a les yeux embués à l'idée de laisser une fois pour toutes, sur la plage, le cours de la vie de son personnage se poursuivre sans lui.
Le détail est infime, mais crucial : il témoigne qu'il s'est passé quelque chose, une quinzaine d'heures durant, alors que le joueur vivait une folle aventure aux côtés de l'emblématique Nathan Drake. La technique reléguée à l'arrière-plan, c'est la narration qui a fait un pas de géant. En montrant les failles de ses personnages, leurs interrogations, leurs aspirations, Neil Druckmann vient de réussir à amener le joueur à s'identifier totalement à celui qu'il incarne, jusqu'à lui faire comprendre, sans rien dire, la logique ultime de son choix. Une délicatesse extrême d'écriture, dans un loisir qui d'ordinaire en montre peu, ou pas.
Noir, c'est noir
Quatre ans plus tard, le créateur star du studio Naughty Dog n'a pas oublié les leçons de ce mémorable épilogue. C'est avec un soin infini qu'il s'attache à ressusciter Joel et Ellie, un duo bien plus torturé. Car Last of Us, c'est le revers d'Uncharted, sa face sombre. Un monde en déliquescence, en proie à un virus qui a éradiqué l'essentiel de l'humanité et transformé le reste en créatures meurtrières et déchaînées. Neil Druckmann n'aime rien tant qu'y explorer les zones d'ombre de l'âme humaine lorsqu'elle est confrontée à de telles extrémités.
Last of Us II construit son intrigue sur cette élégance d'écriture désormais parfaitement assumée. Abandonnant les sentiers balisés du jeu vidéo pour soumettre l'interactivité au propos véhiculé, le titre s'attache à dépeindre, sans fausse pudeur, le coeur des hommes lorsqu'il ne reste plus que l'obscurité. Joel et Ellie ont beau avoir survécu à leurs aventures, le passé les rattrape et l'enfer est dans son sillage. C'est là le point de départ en même temps qu'une dernière ligne droite vers une prise de conscience terrible, bien plus atroce d'ailleurs que les dizaines et les dizaines de corps, d'hommes et d'infectés, que les protagonistes devront laisser dans leur sillage pour s'en tirer.
Le talent des créateurs tient à gommer la banalité des mécaniques de jeu, certes efficaces et bien huilées, pour s'attacher à faire vivre la comédie humaine et les jeux de l'amour et de la haine qui propulsent incessamment l'histoire vers l'avant. Sauver, protéger, tuer, se venger. Aimer, détester, jalouser, se sacrifier. Ce sont les émotions qui font le sel de l'aventure. Ce sont elles, adossées à une narration plurielle et libérée de l'habituel carcan de la chronologie, qui justifient chaque nouveau pas vers la noirceur, sans que jamais se pose la question de l'adhésion. Car ici réside la magie de l'écriture de Druckmann : là où d'autres, comme Quantic Dreams et David Cage, préfèrent laisser à chacun la possibilité de décider, Naughty Dog mise sur une histoire où tout est prévu, programmé ; chaque péripétie tend vers un ultime instant où tout s'emboîte à la perfection, logiquement. Sans manichéisme aucun, sans envie aucune de jouer sur l'attachement acquis aux protagonistes durant le premier volet. Il faut du courage pour interroger les actes des héros que l'on a forgés.
Dans la cour des grands
On pourrait, évidemment, s'attarder sur la tonalité de l'aventure, qui tranche radicalement avec les habitudes du medium. On pourrait souligner la représentation de la nudité frontale, une frontière rarement franchie par le jeu vidéo, frileux en la matière là où il ne craint guère les litres d'hémoglobine. On pourrait évoquer la richesse du propos sur la sexualité et les questions que de jeunes adultes en viennent parfois à se poser. Last of Us II traite pourtant toutes ces thématiques pour ce qu'elles sont, de simples épiphénomènes dans un monde en perdition, signes que l'homme, même en ces instants, reste un être mû par ses passions. Et elles comptent, malgré tout, indéniablement. Elles donnent de la densité à l'épopée, elles contribuent à développer les personnages, à leur conférer une véritable épaisseur là où , trop souvent, règne l'artificialité du carton et du papier.
A leur façon, ces incursions dans l'intime, partagé avec le joueur privilégié, contribuent à faire de Last of Us II l'éprouvante, l'émouvante, la terrible et l'incroyable expérience que ses créateurs avaient annoncée. Le signe que la magie a opéré ? Quelques notes de guitare, désormais, suffiront à nous faire pleurer...
(Chronique initialement parue dans la rubrique jeux vidéo de dna.fr)